« Où était la chatte ? Où s’était-elle encore cachée ? »
Arnaud arpentait ce grand appartement qu’il occupait depuis 50 ans dans le centre de Paris.
Quelle chance il avait eu à l’époque de cet après-guerre, commençant sa vie de théâtre, de louer ce lieu. Un bail-commercial-mixte-loyer-48, pas cher. Il se souvenait. C’était au pendule qu’il l’avait trouvé sur un plan de Paris. Le pendule… Il sourit. Ça faisait bien longtemps qu’il ne l’avait pas vu balancer ce pendule. Pendant la guerre pour éviter le STO, caché sous une autre identité, il avait fait une tournée théâtrale dans toute la France. Pour survivre, en échange de quelques tickets de rationnement, il faisait les lignes de la main et le pendule, à un public, avide d’avenir et de bonnes nouvelles. Etait-ce dans cette vie ? ou une autre ? Avait-il vraiment vécu cette résistance, ou lu, ou inventé, comme ces pièces qu’il avait jouées, toutes ces histoires qu’il avait imaginées ?
« Mais où était-elle cette chattoune ? »
Fallait faire attention. Les invités allaient arriver pour la « Générale ». La porte serait ouverte et bien sûr, la chatte essayerait de se sauver.
La chatte détestait ce moment d’affluence où le public remplissait la salle. Fallait l’enfermer, la mettre dans la cuisine avec sa litière et sa nourriture.
Il veillait sur la chatte. La Chatte. Claudine, en hommage à Colette. C’était sa vie. Ils vivaient tous les deux depuis que l’Autre était partie. La chatte avait pris sa place. Toute sa place. Elle aussi avait son caractère qu’elle manifestait en urinant sur le tapis. Au début, il s’était fâché. L’avait frappée, pas fort, mais quand même… Lui avait mis le museau dans son méfait, pour lui faire comprendre que ça ne se faisait pas. Puis, il avait laissé faire. Elle était là. Elle était restée, elle, et c’était bon quand elle venait dormir dans son lit, la nuit.
« Mais où donc était-elle allée ? »
Il avait presque inventorié toutes les cachettes possibles. Il sentait monter l’inquiétude. Et si elle s’était réfugiée dans cet endroit qu’il n’avait jamais repéré dans le dédale des archives de 50 années de vie consacrée au théâtre. De l’éphémère, il demeure les archives, quelques photos et articles et les bouts de rapports qui avaient quémandé quelques subventions… une vie de créations et d’actions résumée en quelques signes sur du papier.
« Claudine ! »
Aujourd’hui, c’était la Générale de sa dernière pièce. « Ainsi fou fou fou », il l’avait appelé. Sûr que son ami Pierre Dac aurait apprécié, le titre. Une sorte de testament. Le critique du Monde serait là et les autres aussi. Une vraie générale. Une générale A. Comme on se vantait, avant.
« Mais où donc s’était-elle réfugiée ?»
L’inquiétude grandissait. Et si la chatte s’était sauvée quand la femme de ménage était entrée. La chatte avait descendu l’escalier, traversé la rue. Elle était écrasée au milieu de la rue. Il la voyait, tâche rouge sur le bitume noir. Il savait depuis toujours que ça finirait comme ça… Angoisse … Mais non ! il avait oublié que la femme de ménage ne venait plus. Elle ne voulait plus venir car il lui interdisait de ranger ses papiers et d’ouvrir les fenêtres pour aérer. Elle disait qu’elle ne pouvait plus supporter cette puanteur d’odeur de chat, de ranci.
« Et bien rester chez vous, chère Madame, lui avait-il déclamé, la et moi, nous passerons de vos services. Ce n’est quand même pas vous qui allez faire la loi chez moi »
D’un côté, il devait faire la vaisselle de temps en temps mais de l’autre, la chatte ne sauterait pas par la fenêtre pour chasser les pigeons. Et ça, ça n’avait pas de prix.
« Mais où était cette chattoune ? »
« Claudine, où es-tu ma Belle, c’est papa qui t’appelle, viens faire un câlin. Papa est inquiet »
Il ne fallait pas qu’il s’énerve. Il le savait. Plus il était inquiet, plus elle le fuyait. Il aimait aussi sa chatte et les chats pour leur indépendance, leur liberté. Liberté chérie qu’il avait prôné toute sa vie. Liberté de parole, d’engagement. Combien de luttes politiques avait-il mené, fidèle à l’esprit de résistance. Antigone. Dire non à l’autorité. Comme l’Antigone d’Anouilh en 44. Voilà le combat de sa vie. Il le racontera dans sa prochaine pièce.
Soudain, il se sentit étreint par une douleur dans la poitrine. Son cœur battait trop vite.
« Claudine » murmura-t-il …
Il entra dans le salon. Tout était prêt. Il compta les chaises. Où était la liste des invités ? Viendrait-il tous ?
« Claudine, Claudine … Nina … et Nina viendrait-elle ?»
Pourquoi avait-il prononcé son prénom ? Pourquoi avait-il souhaité sa présence ? Nina. Et comme toujours la colère montait. Nina. Pourquoi était-elle partie ? La garce ! « Femme varie, bien fol est qui s’y fie ». Comme les autres, elle était. Il lui avait pourtant expliqué que le théâtre, c’était sa vie. Partager sa vie, c’était vivre pour le théâtre. 20 ans, elle était restée, fidèle en tout. Elle était si jeune, si ignorante quand il l’avait rencontrée. Si ingénue, si fragile. Il lui avait tout appris. Si belle, si docile. Elle était partie laissant sa chatte.
« Claudine, Nina, Où êtes-vous ? »
Regardez dans quel état vous mettez, papa. Ma mort sur la conscience… vous l’aurez, mes garces… Je vais mourir. Je meurs. Seul, abandonné. Seul. Seul. Non, je vais attendre les invités. Je mourais en scène, comme Molière, la seule mort digne d’un homme de théâtre :
« Dans l’orient désert, j’erre et appelle
Où êtes-vous femmes de cette vie qui fuit
Approchez fantômes, ombres de la nuit
… Etre ou ne pas être, mourir, dormir, dormir rien de plus… Et à la faveur de ce sommeil, pouvoir dire que nous avons mis fin à l’angoisse du cœur, à ces mille tourments, héritage naturel de la chair et du sang ! Mourir … dormir … dormir … rêver peut-être … »
Et il s’endormit enfin.
« Il devait être 3 heures du matin, a déclaré le médecin légiste. »
3 heures du matin : L’heure où tous les chats sont gris …
Paris, novembre 2007