Valentine

Tous les matins à 10h. Tous les après-midis à 16h. En hiver comme en été, par temps de pluie ou de soleil rayonnant, elle revêtait son long manteau élimé dont les motifs et la forme n’évoquaient aucune mode ancienne ou récente. Elle quittait son appartement, en laissant la porte ouverte. D’un pas lent et majestueux, elle descendait les trois étages de son très vieil immeuble. Sur le trottoir, elle regardait le ciel, semblait hésiter puis ayant choisi une direction, elle parcourait les rues situées aux alentours. Parfois, elle allait s’asseoir dans le jardin public. Elle regardait sans les voir, les enfants jouer. Elle jetait d’un geste machinal, aux canards du bassin, le pain qu’elle sortait de la poche profonde de son vêtement. Parfois, sur son parcours, elle entrait dans un magasin, désignait ou prenait ce dont elle avait besoin, allait vers la caisse, sortait de sa poche une bourse en mailles d’argent afin que le caissier y puise la monnaie nécessaire à son achat et reprenait son chemin.

Cette femme intrigante dont l’allure et le comportement m’étonnaient, était ma voisine. J’avais acheté et emménagé depuis peu dans un loft de cet immeuble en réfection. J’avais appris par la copropriété que cette femme habitait cet endroit depuis plusieurs dizaines d’années. Pour faire les travaux, les propriétaires avaient songé lui proposer de quitter les lieux et de la reloger. Ils étaient allés la voir. Elle avait semblé les écouter. Mais à l’heure de sa promenade, elle avait enfilé son manteau, quitté l’appartement, les laissant interloqués. Ils avaient bien essayé de l’expulser, mais un chèque arrivait régulièrement pour payer le loyer et elle était protégée par des lois anciennes. En conséquence, elle était restée et continuait de vivre selon sa fantaisie.

Cette femme me fascinait. Je ne pouvais lui donner un âge. Sa personne, sa présence avaient quelque chose d’irréel. Elle était encore très grande, d’une certaine corpulence, se tenant très droite. Ses gestes étaient gracieux, légers. Sur son beau visage, un sourire serein rendait magnétique un regard perdu vers un ailleurs indéfinissable. Le mystère qui émanait d’elle suscitait mon imaginaire. Quel était ce secret qui la projetait dans une vie intérieure illuminant sa personne la rendant si inaccessible ?

J’étais pianiste concertiste et depuis peu commençais à être reconnu pour quelques compositions. J’avais longuement cherché un appartement où je pourrais sans déranger mon entourage exercer mon art. La seule personne que je pouvais incommoder, avec mon travail quotidien, était ma voisine. Je décidais de la rencontrer afin d’organiser mes horaires. Je m’arrêtais donc devant son appartement, décidé à frapper. Mon geste fut arrêté par une voix. Je collais mon oreille à la porte. Une voix de soprano, très pure… un air que je croyais reconnaître, comme une plainte, émanait de la pièce et se tut. Je crus avoir rêvé. Mais je n’osais entrer.

Quelques jours plus tard, je refis une tentative. Sa porte était ouverte. Elle n’était pas là. Curieux, j’entrais. Une odeur indéfinissable mais pas inconnue, me tourna la tête. La pièce, peu éclairée, assez grande, était encombrée de beaux meubles, d’objets étranges, de livres. Et qu’elle ne fut pas surprise d’apercevoir une harpe et dans un angle de la pièce, un pupitre rempli de partitions… J’eus envie de m’approcher, de regarder les titres, de toucher la harpe… mais envoûté par je ne sais quelle sensation de déjà-vu, interdit et troublé, je sortis de la pièce.

À mon insu, la présence de cette femme me hantait… Je fis plusieurs rêves étranges et musicaux où je la voyais, s’approcher de moi, lumineuse… tellement lumineuse, qu’aveuglé par sa présence, je me réveillais en sursaut, étreint par une immense tristesse…

Pour tenter de comprendre, je la suivis dans sa promenade essayant de décrypter dans ses gestes répétés, un message, un indice qui me permettrait de comprendre… Comprendre quoi ? Pourquoi cette envie de m’approcher d’elle, de la prendre familièrement par le bras et de marcher à son côté ?

Par ailleurs, une fièvre de composition s’empara de moi… Le trouble que je ressentais, m’inspira une musique que je n’avais encore jamais écrite … Plusieurs jours, je restais à écrire, écrire… ne m’arrêtant qu’à 10h et 16h pour la suivre, dans le parfum de son odeur… où je respirais la suite de ma symphonie…

La réalité me rappela à l’ordre. Un concert aux Etats-Unis m’obligea difficilement et douloureusement à quitter Paris.

Je revins 15 jours plus tard, certain d’avoir pris avec l’existence de ma voisine, une distance amusée… Aussi quand j’appris son décès, le choc émotionnel que j’éprouvais en retour fut si violent qu’à nouveau, je ne compris plus rien de ce lien qui m’attachait à cette femme… Je me précipitais sur la musique que j’avais composé pour essayer de saisir le sens de ce mystère, inscrit quelque part en moi… Je déchiffrais une œuvre ne correspondant à rien de ce que j’avais pu créer auparavant… mais tellement émouvante et inattendue…

Comme un fou, je cherchais toutes les indications sur son décès, le déménagement de ses affaires et le lieu de son inhumation… Toutes les pistes restèrent quasiment sans suite. J’appris seulement qu’elle avait été incinérée… et que les frais étaient payés, depuis longtemps… Je décidais tant bien que mal d’oublier cette histoire…

Deux mois plus tard, je fus informé de la livraison d’un paquet conséquent. Intrigué, j’autorisais la réception…. Et découvris ébaubi, la harpe de ma voisine, ses partitions et une photo où je la reconnaissais, jeune et rayonnante, comme dans mon rêve. À son côté, un homme qui me ressemblait… Au dos de cette photo, un nom : Valentine REGORV… Gregov était l’anagramme de mon nom : VROGER… et Valentin était mon prénom…

Je recommençais avec ardeur des recherches discrètes puis comme elles ne m’apportaient que déconvenues, je les abandonnais et décidais de garder ce secret pour moi… de l’embellir comme une légende.

J’avais 27 ans, lorsque je vécus ces faits… J’en ai trois fois plus maintenant… d’une vie consacrée entièrement à la musique et la composition… Je suis un artiste reconnu et solitaire… J’ai rencontré beaucoup de femmes, belles, sensibles qui m’ont aimé, mais jamais je n’ai pu répondre complètement à leur désir… tourmenté et attaché que je fus, toute ma vie, à la présence de Valentine REGORV…

La mort approche… Je l’attends serein … Chère Valentine, te retrouverai-je ailleurs ? dans une autre vie ?… J’en ai la conviction…

Paris, le 19 décembre 2006

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